Quels sont les quatre discours en psychanalyse ?
- Quels sont les quatre discours en psychanalyse ?
- Contexte historique
- Les quatre places dans le discours
- Le discours du maître : commander au savoir
- Les quatre éléments structuraux
- Le discours hystérique : le symptôme aux commandes
- Le discours universitaire : la tyrannie du savoir
- Le discours analytique : faire place au symptôme
- Pour conclure : l’articulation des discours
Qu’est-ce qui fait tenir ensemble les êtres parlants ? Comment la société gère-t-elle l’impossible à gouverner qui caractérise l’humain ? En 1969, alors que la société française est encore secouée par mai 1968, Lacan propose une réponse radicale : le lien social tient par des discours. C’est-à-dire des structures qui tentent – et échouent – à gouverner la jouissance.
Contexte historique
Cette théorie s’inscrit dans un dialogue avec Michel Foucault qui, lui aussi, s’interroge sur ce qui gouverne les conduites humaines. Après avoir abandonné le couple savoir/pouvoir au profit de gouverner/vérité à la fin des années 1970, Foucault distingue le « gouvernement » du « pouvoir ». Le premier est vu comme modalité d’organisation du social tandis que le second sera vu comme un rapport de force.
Pour Foucault, le gouvernement est ce qui agit sur les possibilités d’action des individus. Cette conception est proche de celle de Lacan, pour qui les discours définissent des possibles et des impossibles. Mais là où Foucault analyse les dispositifs historiques qui façonnent les conduites, Lacan place au cœur de sa théorie le sujet de l’inconscient, c’est-à-dire un sujet désirant dont la jouissance résiste à tout gouvernement. Il ne s’agit donc pas simplement d’étudier la place qu’un sujet peut occuper dans un discours, mais de comprendre comment il s’inscrit dans le lien social et y résiste par son symptôme.
Les quatre places dans le discours
Tout discours est une manière d’organiser le lien entre les êtres parlants. Il met en jeu quelqu’un qui prend la parole (l’agent) et s’adresse à quelqu’un d’autre (l’autre). Cette parole produit des effets (production), mais jamais exactement ceux qui étaient visés, c’est « l’impossible » du discours (il est impossible de commander totalement l’autre). Pourquoi ? Parce que ce qui pousse vraiment quelqu’un à parler (sa vérité) lui échappe en partie à lui-même. C’est comme si chaque prise de parole était une tentative de combler un manque, mais que cette tentative produisait toujours autre chose que ce qui était recherché, c’est « l’impuissance » du discours. Ainsi, au cœur de chaque discours se trouvent une tentative de maîtrise et son échec de gouverner la jouissance.
Lacan formalise cette dynamique en quatre places (agent, autre, production, vérité) correspondant aux quatre moments essentiels de toute parole : celui qui parle, celui à qui il parle, ce que ça produit, et ce qui le pousse à parler. Cette structure met en scène un drame : celui de l’humain aux prises avec ce qui lui échappe.

Le discours du maître : commander au savoir
Le discours du maître illustre magistralement ce drame. Il est le discours fondamental, celui qui montre le plus clairement la structure qui constitue tout sujet parlant. Il met en scène un signifiant-maître (S1) qui commande au savoir (S2). Qu’est-ce qu’un signifiant-maître ? C’est un mot, une idée, un principe qui prétend ordonner tous les autres : la justice, la productivité, la science, la République, etc. Ce signifiant-maître s’adresse à l’autre comme à un esclave pour lui faire produire un savoir. Mais cette mise au travail du savoir produit inévitablement un reste (a), une jouissance perdue qui échappe au système. La vérité cachée de ce discours ? C’est la division du maître lui-même ($), c’est-à-dire un sujet traversé par le doute et l’incertitude, qu’il tente de masquer par sa position de commandement.
Exemple 1 : un patron qui donne des ordres au nom de « l’efficacité » (S1). Il commande à ses employés de produire un certain savoir-faire (S2), mais quelque chose résiste toujours : le stress, la fatigue, les erreurs, les conflits, etc. Cette résistance révèle l’impossible propre à ce discours : on ne peut pas vraiment commander au savoir. Et son impuissance ? Ce qui est produit (l’objet a) ne peut jamais combler le manque qui habite le sujet. Le patron aura beau accumuler les profits, quelque chose lui échappera toujours, ses doutes et incertitudes seront toujours là.

Les quatre éléments structuraux
À partir de ce premier discours, se dessinent quatre éléments structuraux qui viennent occuper les quatre places. Voici leur symbole et leur définition :
- $ : Le sujet divisé, et donc le symptôme qui est la marque de cette division : il exprime à la fois ce qui résiste dans le sujet et ce qui le fait souffrir. [se prononce : S barré].
- S1 : le signifiant-maître, qui représente la loi et le commandement [S un].
- S2 : le savoir, qui est toujours mis au travail. Il est un moyen de jouissance [S deux].
- a : Ce que Lacan appellera « objet a » [objet petit a]. Il est la jouissance que le discours fait miroiter, mais qui échappe toujours. C’est l’objet perdu, il peut aussi se nommer « plus de jouir » avec l’équivoque phonétique sur le « plus ». Le sujet court après lui, que ce soit dans la satisfaction ou dans la souffrance (« c’est plus fort que moi »).
L’élément en place de l’agent donne son nom au discours. Ainsi, dans le discours du maître, c’est le signifiant-maître (S1) qui est en place d’agent, celui qui commande. Pour tous les discours, ces éléments respectent toujours le même ordre : ($, S1, S2, a). Les discours suivront le même sens : de la vérité, on ne peut qu’en partir, et elle est toujours cachée, refoulée. Les autres discours vont donc se construire à partir de cet ordre et en fonction de l’élément qui sera en place d’agent.
Le discours hystérique : le symptôme aux commandes
Face à la prétention du maître à tout gouverner, le discours hystérique met le sujet divisé ($) en position de commander (place de l’agent). C’est le symptôme qui est aux commandes, qui interpelle le maître (S1) et le pousse à produire un savoir (S2). La vérité de ce discours ? C’est que cette mise en cause de la maîtrise est causée par un objet perdu (a) qui échappe au sujet et dont il ne veut rien savoir.

Exemple 2 : un militant écologiste qui, à partir de son angoisse (son symptôme $) face à la destruction de l’environnement, interroge sans cesse les scientifiques et les politiques (les figures d’autorité S1), les pousse à produire de nouveaux savoirs et de nouvelles réponses (S2), tout en reconnaissant qu’aucune solution (objet a) ne sera jamais parfaite. Son « ce n’est pas ça » relance constamment la recherche de réponses.
L’impossible de ce discours se situe dans cette interpellation incessante du maître : le sujet divisé ne peut commander au maître de produire le savoir qui conviendrait. Le discours hystérique maintient l’impossible du discours et en fait le moteur d’une recherche toujours relancée. Et son impuissance ? Le savoir produit ne peut jamais rejoindre la vérité qui anime le sujet. D’où cette insatisfaction perpétuelle qui caractérise ce discours : « ce n’est pas ça », « ce n’est toujours pas ça », etc.
Exemple 3 : un patient vient consulter. Son symptôme, son malaise, sa souffrance ($) l’emmène à pousser la porte d’un thérapeute, il place le clinicien en position de maître (S1) pour qu’il produise un savoir sur ce qui lui arrive (S2). Mais ce savoir produit (S2) ne sera jamais satisfaisant, car il est impuissant à répondre de la jouissance perdue (a) qui cause sa plainte.
Le discours de la science : un sous-genre du discours de l’hystérique
Ce discours est aussi celui de la recherche scientifique, où c’est la division du chercheur face à une énigme qui pousse à la production d’un nouveau savoir, toujours à remettre sur le métier. Le discours de la science partage la structure du discours hystérique, tout en ayant ses spécificités propres : là où l’hystérique questionne l’autorité du maître, le scientifique questionne les limites du savoir établi.
Exemple 4 : le mathématicien qui veut démontrer un théorème. Son besoin de démontrer le théorème (forme de symptôme, quête du savoir, $) pousse le mathématicien à chercher sans cesse une démonstration. Il épuisera toutes ses connaissances (S1) lui permettant de produire une nouvelle démonstration (S2, un nouveau savoir est produit), mais cette production ne comblera jamais son désir de démonstration (objet a en place de vérité). Il n’aura jamais « tout » démontré, il y aura toujours une nouvelle démonstration à trouver qui relancera la recherche. Même dans un domaine aussi « exacte » que sont les mathématiques, il y a toujours un « reste », un impossible, et c’est le moteur même de la recherche.
Le discours universitaire : la tyrannie du savoir
Contrairement à la science qui progresse grâce au symptôme du chercheur, le discours universitaire place directement le savoir (S2) en position de commander. Le savoir devient un protocole qui règle les corps et les paroles, une bureaucratie qui prétend tout standardiser. Sa vérité cachée ? C’est qu’il se fonde sur des signifiants-maîtres (S1) qu’il dissimule sans les interroger, ni les définir : au nom de « l’excellence », de « la performance », du « bien-être », etc. Ce savoir aux commandes s’adresse à l’étudiant, au patient, au travailleur comme à un objet (a) qu’il faut formater. Ce formatage produit inévitablement un sujet divisé ($), qui résiste par son symptôme.

Exemple 5 : l’université moderne, avec ses protocoles d’évaluation. Le savoir académique (S2) tente de formater les étudiants (réduits à des objets a) au nom de « l’excellence » (S1 caché), mais produit des sujets en souffrance ($) qui ne correspondent jamais parfaitement aux standards attendus.
L’impossible de ce discours ? C’est l’éducation elle-même : on ne peut pas formater l’humain. Et son impuissance ? Le sujet produit ne peut jamais devenir le pur agent du savoir qu’on voudrait qu’il soit. Le symptôme fait retour sous forme de « dysfonctionnements » : stress, dépressions, phobies scolaires, décrochages, etc. Mais contrairement au discours hystérique qui fait de l’impossible un moteur, le discours universitaire le traite comme un défaut à corriger par toujours plus de protocoles.
Le symptôme à faire taire
Exemple 6 : un patient dépressif consulte un médecin. Le savoir médical (S2) prescrit des antidépresseurs et une routine « bien-être » : manger sainement, faire du sport régulièrement, se coucher à heures fixes, pratiquer la méditation, etc. Le patient est réduit à un organisme déréglé qui doit se recalibrer (objet a), au nom de la « santé mentale » (S1). Mais plus il essaie de se conformer à ces prescriptions standardisées, plus il se sent coupable de ne pas y arriver « comme il faut », plus il se sent « anormal » de devoir faire autant d’efforts pour des gestes « simples » du quotidien. Le protocole produit ainsi un sujet encore plus divisé ($), qui se reproche son incapacité à être « normal » selon les standards médicaux).
En réduisant la souffrance psychique à un dysfonctionnement à corriger (par des protocoles standardisés), le discours universitaire produit une nouvelle forme de souffrance. Cette standardisation atteint son apogée avec l’evidence-based medicine (EBM, la « médecine fondée sur les preuves »), développée dans les années 1990. Elle prétend réduire les décisions cliniques uniquement sur des données scientifiquement « prouvées ». Le sujet est alors réduit à des données quantifiables, divisé entre les chiffres qui le définissent statistiquement et son histoire et sa souffrance, sans espace pour en parler autrement qu’en terme codifiés.
Le discours analytique : faire place au symptôme
Contrairement au discours universitaire, le discours analytique accueille pleinement le symptôme, et pour ce faire, il ne mettra pas d’élément signifiant en place d’agent. En effet, c’est l’objet a, ce qui justement échappe au signifiant, qui sera aux commandes. L’analyste se fait le support de ce manque pour s’adresser au sujet dans sa division ($). Il ne cherche pas à commander, ni à éduquer, ni à produire un savoir, mais à permettre au sujet de produire ses propres signifiants-maîtres (S1). La vérité de ce discours ? C’est le savoir inconscient (S2) qui opère à notre insu (voir l’article sur l’association libre).

Exemple 7 : dans la cure analytique, l’analyste ne se présente pas comme un maître qui sait, ni comme un expert avec ses protocoles et encore moins celui qui va se plaindre de ses symptômes. Il tente d’incarner ce qui cause le désir de l’analysant (a). De cette position, il s’adresse aux manifestations de l’inconscient – lapsus, rêves, symptômes – qui divisent le sujet ($). Dans un jeu duel entre association libre et interprétation avec l’analyste, cette division est mise au travail. Elle permet ainsi à l’analysant de produire ses propres signifiants (S1), ceux qui organisent singulièrement son rapport au savoir inconscient.
L’impossible de ce discours ? C’est qu’on ne peut pas commander le sujet, même depuis la position du manque. Son impuissance ? Les signifiants produits (S1) ne pourront jamais dire complètement le savoir inconscient (S2). Ce discours fait de ces points de butée le ressort même de son opération. Contrairement aux autres discours, il ne prétend pas résoudre l’impossible ou supprimer l’impuissance : il permet au sujet de « savoir y faire » avec sa division, en trouvant sa propre réponse face à ses symptômes (voir article sur l’association libre).
Le discours qui permet le changement
Quand les autres discours touchent à leurs limites et qu’un changement devient nécessaire, le discours analytique peut émerger pour permettre une nouvelle articulation du sujet au savoir et à la jouissance. C’est pourquoi le discours analytique a une fonction particulière dans le lien social : il permet le passage d’un discours à un autre. Ce discours n’opère donc pas que dans la cure.
Exemple 8 : un enseignant, épuisé par les changements de programme (S2 en position de commande), rencontre un collègue plus expérimenté. Ce dernier, plutôt que de lui prodiguer des conseils ou un savoir supplémentaire, l’écoute et lui permet d’articuler sa souffrance. De cette position (a), il permet à l’enseignant divisé ($) de produire ses propres signifiants (S1) sur son rapport à l’enseignement. Cette expérience peut alors lui permettre de passer du discours universitaire au discours hystérique, où son symptôme deviendra moteur d’invention pédagogique.
Pour conclure : l’articulation des discours
Le génie de Lacan est de montrer que ces discours s’articulent nécessairement. Quand l’un touche à son impossible, il bascule dans un autre. C’est ce mouvement même qui fait lien social. Un manager autoritaire (discours du maître) peut être confronté à une contestation salariale (discours hystérique) qui produit de nouvelles procédures (discours universitaire) jusqu’à ce qu’une parole singulière (discours analytique) permette de renouveler le lien. Ces discours sont en conflit permanent, mais c’est précisément ce conflit qui fait lien social. Chacun bute sur son impossible et son impuissance propre, permettant au sujet de circuler de l’un à l’autre. Cette circulation est vitale puisqu’elle qui permet au lien social de ne pas se figer dans une seule modalité de rapport au savoir et à la jouissance.
Cette théorie reste d’une actualité brûlante à l’heure où le discours capitaliste – qui prétend faire l’économie de l’impossible – menace de rompre cette articulation vitale des discours. En rejetant ces points de butée, il prétend se passer de cette articulation et risque l’exil du sujet.
Pour aller plus loin :
FOUCAULT, Michel. Le sujet et le pouvoir. Dans : FOUCAULT, Michel, Dits et écrits. tome IV [en ligne]. Paris : Gallimard, 2014, p. 222‑243. Disponible à : <URL : https://monoskop.org/images/5/58/Foucault_Michel_Dits_et_ecrits_4_1980-1988.pdf>.
LACAN, Jacques. Le séminaire XVII. L’envers de la psychanalyse. (1969-1970) [en ligne]. Paris : Éditions du Seuil, 1991. (Champ freudien). Disponible à : <URL : http://staferla.free.fr/S17/S17%20L%27ENVERS.pdf>.
Article à venir : Le discours capitaliste, pourquoi menace-t-il le lien social ?
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