La psychothérapie institutionnelle

La constellation transférentielle

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Selon François Tosquelles (psychiatre psychanalyste, 1912-1994), la psychothérapie institutionnelle marche sur deux jambes : Freud et Marx. En 1939, Tosquelles, marxiste à tendance libertaire est condamné à mort par Franco, il fuit en France. Une France qui sort à peine de la seconde guerre mondiale, où répression et concentration prennent des sens nouveaux. L’autogestion, le collectif, la libre circulation qu’elle soit physique ou vocale deviennent des piliers essentiels et des marques de revendication de liberté et de subjectivité. À propos de la psychothérapie institutionnelle Jean Oury (psychiatre psychanalyste, 1924-2014) dira qu’il s’agit de « profiter au maximum des structures existantes afin d’essayer d’exploiter tout ce qui peut servir à soigner les malades qui y vivent[1] », dans ce contexte post-guerre, il ajoute « c’est un événement dans la vie de quelqu’un de reprendre sa profession d’avant-guerre, et de constater à peu près la même atmosphère dans son travail que dans les camps de concentration ! », l’amenant ainsi à compléter sa définition de psychothérapie institutionnelle par « un ensemble de méthodes destinées à résister à tout ce qui est concentrationnaire ». D’ailleurs, psychothérapie et pédagogie institutionnelle[2] sont les résultats d’une nouvelle réflexion où l’humain est vu dans la pensée marxiste c’est-à-dire qu’il se réalise de toutes les relations sociales qui le construisent : famille, hiérarchie, travail mais aussi éducation et santé. Un peu comme dans la pédagogie institutionnelle où l’enfant prend progressivement la responsabilité de sa vie d’écolier, un premier outil sera de responsabiliser le malade afin qu’il puisse progressivement prendre en charge sa vie d’adulte dans un processus de guérison, et devenir partie prenante et active dans ses soins. Cela passe par une inscription sociale et collective, telle que le travail ou la participation à des groupes ; raison d’être de la mise en place des clubs thérapeutiques par Tosquelles. « Un établissement est créé par l’état pour remplir des missions suivants des lois votées », quant à l’institution, c’est l’ensemble de personnes qui permettent de remplir ces missions, c’est « l’équipe qui habite l’espace[3] ». La constellation transférentielle est la forme paradigmatique des institutions. Rouage essentiel de la psychothérapie institutionnelle, elle révolutionne la pratique mais n’est pas qu’un outil de révolution politique, elle est un véritable outil thérapeutique. Dans une première partie nous verrons de quelles réflexions elle naît et comment elle est mise en œuvre, et dans une seconde partie en quoi elle est particulièrement efficace pour les pathologies archaïques.

Liberté de circuler, liberté d’échanger

L’espace physique est lié à l’espace vocal

L’espace physique du lieu aura toute son importance. Oury repensera l’architecture, en particulier il tiendra à la libre circulation des patients, « créer des endroits où ils puissent aller[4] », mais en ouvrant les portes, il ouvre aussi de nouvelles possibilités d’échange. Ouvrir la cuisine, par exemple, permet aux malades d’avoir un contact avec le cuisinier. De même, ouvrir les portes ouvre aussi la question du conflit et l’intègre ainsi à part entière dans la vie de l’établissement, et surtout dans les constellations transférentielles. L’ouverture des cuisines aux malades peut énerver le cuisinier en exercice, qui aura alors un échange plus ou moins agréable avec un patient ; le cuisinier pourra alors parler de cet échange avec ce patient lors d’une constellation. Cette possibilité du conflit est une occasion à saisir pour parler et réajuster les relations, elle permet également de connaître une autre facette d’un patient, « s’il n’y a pas de conflit, il n’y a pas de vie[5] ».

L’espace comme dispositif thérapeutique

Par ailleurs, l’ouverture des lieux et la libre circulation font directement lien à la difficile relation qu’entretient le schizophrène à son environnement, c’est déjà un dispositif thérapeutique en soi. Des lieux qu’Oury appellera des points d’aurore, des « espaces de possibles rassemblements précaires de l’image du corps dans lesquels les dimensions pathiques et d’ambiance habitent la vie quotidienne de façon suffisamment vivante pour ne pas céder à l’entropie en appui sur la pulsion anarchiste, sans cesse à l’œuvre dans ces pathologies des confins. L’institution a cela de particulier qu’elle rend possible une contenance potentielle des transferts dissociés, grâce aux professionnels qui vivent avec les personnes schizophrènes. Telles sont les constellations transférentielles.[6] »

Le coefficient thérapeutique

L’idée est que chaque agent travaillant dans l’établissement a une responsabilité au même titre que tous les autres. Toutes les personnes travaillant dans l’institution se trouvent prises, qu’elles le veuillent ou non, dans une relation avec le malade, et la façon dont elles vont réagir peut avoir une importance d’ordre thérapeutique, c’est ce que Oury nomme le coefficient thérapeutique[7]. Dans cette continuité, la constellation est un récit d’expériences où chaque parole a autant de valeur qu’une autre, qu’elle soit celle du psychiatre ou du jardinier. C’est l’idée marxiste de la non-division en classe sociale afin d’éviter toute domination de l’une d’entre elles sur une autre, permettant ainsi la libération et la circulation de la parole.

L’échange patient et non-patient de l’institution porte des éléments transférentiels

Un patient qui discute avec la femme de ménage n’est pas un simple échange contrairement à ce qu’il y paraît. La différence entre un « simple échange » qu’un malade peut avoir avec son beau-frère lors d’une journée de sortie, ou d’une visite, et la discussion avec un membre de l’établissement change en ceci que cette dernière comporte deux outils majeurs : un support et une occasion.

  • L’occasion, elle est créée par l’établissement (les travailleurs sont là) et la création d’espaces libres. En libérant la circulation, des occasions d’échange sont créées pour tisser un lien entre patients et travailleurs.
  • Le support, c’est la constellation transférentielle. Suite à cet échange, agréable ou non, le travailleur l’amènera dans la constellation. Donc il s’agit bien d’éléments transférés, le jardinier, la femme de ménage, etc. fait quelque chose de ce moment d’échange, il n’est pas oublié, il est mis au travail dans la constellation. C’est ce qui permet un changement de comportement, potentiellement radical, du patient ; les affects de l’agent auront été analysés avec le reste de la constellation faisant ainsi bouger certaines positions (inconscientes ou non), et bouge aussi des positions dans le rapport au patient ; de cette manière la relation se réajuste.

La constellation transférentielle n’est pas une simple réunion

Une personne est l’entrecroisement de multiples interactions avec d’autres, en réunissant l’ensemble de ces personnes, chacun étant impliqué à des degrés divers (coefficient thérapeutique), on obtient un tableau de la personnalité du malade, et pas seulement à travers le seul prisme du psychiatre. Par ailleurs, dans le contre-transfert, l’échange au sein de la constellation permet d’apaiser, relativiser certaines situations, avec comme conséquence une perte d’appréhension à l’approche du patient en question « On s’est aperçu à La Borde, de façon banale, qu’il suffisait parfois de se réunir à quelques-uns, ceux qui connaissait un peu le malade à la dérive – le schizophrène entre-autre – et de parler, comme ça, pour que lendemain, il y ait un changement, une sorte d’ouverture chez le malade dont on avait parlé. Ce n’est pas de la magie.[8] » La constellation transférentielle interroge le désir et le transfert. En questionnant les affinités, la sympathie ou l’antipathie, le travailleur interroge sa propre subjectivité vis-à-vis de l’autre, et cela permet aussi de s’affranchir d’une partie de l’imaginaire qui nous anime ; de cette manière l’ambiance et la qualité des relations interpersonnelles s’améliorent. La constellation transférentielle est la réunion des personnes en contact avec le malade, mais elle ne se résume pas à la fonction première de « réunion » qui est celle de faire circuler une information. Selon Delion, elle assure une fonction de « continuité d’existence » (Winnicott) dans le « contre-transfert institutionnel » (Tosquelles). En effet, l’idée d’ouvrir la réunion à d’autres travailleurs (cuisinier, femme de ménage, hôtesse d’accueil, éducateur, aide-soignante, etc.) est une manière de créer de l’ouverture et de faire de la place aux surprises. En prenant en compte la parole de personnes différentes, aux statuts, rôles et fonctions différentes mais en ayant toutes un point en commun qui est un lien transférentiel avec le patient, des changements radicaux peuvent avoir lieu et la pathoplastie est mise au travail : le milieu se travaille.

Congruence de la constellation transférentielle et des pathologies archaïques

Un sujet schizophrène accueilli dans un dispositif analytique tel que décrit par Freud dans une cure-type ne réagit pas comme le névrosé. Il ne fait pas de transfert massif sur l’analyste mais des petits bouts de transferts sur les différentes personnes qu’il est amené à rencontrer dans l’établissement, en faisant de multiples investissements partiels[9]. Face à ce constat, Tosquelles désignera ce transfert par transfert multiréférentiel et proposera que chaque personne qui côtoie le patient au quotidien soit invitée aux réunions d’équipes, c’est ainsi qu’il créa les constellations transférentielles : « La constellation transférentielle est inventée pour tenir compte du transfert multiréférentiel[10] »

Le transfert dissocié

La structure morcelée du schizophrène ne lui permet pas d’accéder à une narration de son vécu, il n’y a pas de constance dans sa vie. Cette structure ne permet donc pas l’association libre comme elle convient au névrosé : « En périodes aiguës, les associations sont morcelées en de menus fragments[11] ». Néanmoins le transfert existe, il s’agit alors d’étendre le concept freudien afin de pouvoir spécifier celui des schizophrènes. Le névrosé possède un moi unitaire suite à un stade du miroir « réussi », en conséquence, dans le transfert, il peut associer, narrer et actualiser ses liens avec ses objets internes, bons ou mauvais, sur la personne de l’analyste. Autrement dit, le névrosé « sait y faire » avec son ambivalence, ce qui n’est pas le cas du schizophrène, il ne peut pas « réunir » sur une même personne ses différents liens, il transfère partiellement. Le transfert, Freud l’a dit, c’est de l’amour, donc il repose sur la capacité affective du patient, qui est dysfonctionnelle chez le schizophrène[12]. Lorsqu’il ressent deux sentiments contradictoires, contrairement au névrosé, il ne saura pas « se déterminer pour l’un d’eux ». C’est là que la notion de transfert dissocié intervient et fait force. Oury[13] poursuit les réflexions de Tosquelles sur les transferts multiréférentiels et, éclairé par les travaux historiques de Bleuler sur la dissociation, il propose ce concept pour désigner la forme du transfert instauré par le schizophrène avec le monde. Le schizophrène étant dissocié, son transfert le sera aussi et pour cette raison, il est important de lui proposer des possibilités multiples de transferts afin de mieux refléter ses conflits. Oury dira que ce concept « donne à la question de la constellation transférentielle une existence psychopathologique et une consistance institutionnelle qui sont évidentes.[14] ». Grâce à la constellation, les différents morceaux sont réunis. Chaque membre de la constellation ramène son « morceau », un fragment du patient, apportant ainsi une fonction contenante à ce dernier, dépassant la dissociation, et lui permettant d’éprouver « ne serait-ce qu’un instant, cette unité non stabilisée[15] ».

Le transfert adhésif et le transfert projectif

Chez les enfants autistes ou psychotiques non-autistes[16], le transfert reflète leurs premières relations intersubjectives, et pour eux aussi, la constellation est pertinente. Bien que non dissociés, ils restent clivés et la constellation garantie cette même fonction contenante, unifiante. Le monde interne des enfants autistes est gouverné par « des processus psychiques en appui sur l’identification adhésive[17] ». Ces processus reposent sur la nécessité de « faire avec » les angoisses archaïques, et maintiennent le réflexe primitif d’agrippement. Agrippement et donc adhésivité à un objet, qu’il soit humain, animal ou inanimé, l’autiste s’agrippe. Comme à ses origines théoriques de contraction de autoérotisme, l’autiste peut également s’agripper à lui-même. Lorsqu’au surgissement d’une de ces angoisses, il s’agrippe à une personne, il peut laisser des marques, physiques comme des cicatrices mais aussi des souvenirs intenses, que Delion[18] qualifient de transférentielles et à ce titre, elles auront toute leur place en constellation. Ces marques seront les adhésiles et témoigneront du niveau d’angoisse de patient. À l’inverse des autistes, les enfants présentant une psychose infantile[19] non-autistique vont vers l’autre, et seront même considérés comme « intrusifs pour leur entourage ». Ils manient très bien le langage mais s’en servent comme arme défensive plutôt que comme un outil pour communiquer, ce qui amène leur entourage à ne pas les comprendre, et cette réaction les rendront agressifs voire violents. Le transfert sera projectif, intense et intrusif : « L’enfant a pu utiliser ses mécanismes d’identifications projectives pour lutter contre ses angoisses […] et ainsi attaquer et fuir à l’abri de votre appareil psychique », c’est l’expérience qu’un membre d’une constellation fera. Le vécu intrusif peut être fort, et ici, c’est pour cette raison que la constellation sera pertinente.

En somme, la constellation transférentielle a historiquement été créée pour prendre en charge les schizophrènes, mais elle s’avère efficace dans toutes psychoses archaïques, préobjectales, des pathologies dont le transfert se déploie en deçà de la relation d’objet ordinaire. C’est pourquoi Delion ouvre également la réflexion aux bébés, aux personnes dépendantes et à toutes personnes présentant des difficultés avec l’autre. Il décrit une temporalité logique en trois fonctions que tient cette constellation. Le premier a une fonction phorique, présente dès l’accueil du patient. Suite à un premier échange avec un soignant, des éléments transférentiels auront été déployés. Un second temps correspond à la fonction sémaphorique, où le soignant porte les signes énigmatiques de l’histoire de la maladie du patient. Un troisième et dernier temps, celui où le soignant partage ces éléments transférentiels en constellation permettant d’accéder une nouvelle compréhension de ses signes ; c’est la fonction métaphorique. Ainsi, la constellation « constitue le cœur du réacteur institutionnel[20] ».


[1] OURY, Jean, La psychothérapie institutionnelle de Saint Alban à La Borde, édition d’une, 2016.

[2] Le frère de Jean Oury, Fernand, en a été un des acteurs fondamentaux dans la village de Saint Alban en tant qu’instituteur.

[3] DELION, Pierre, La constellation transférentielle, éditions érès, 2022, p.107.

[4] OURY, Jean, Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, éditions du champs social, 2001.

[5] Ibid.

[6] DELION, Pierre, La constellation transférentielle, éditions érès, 2022.

[7] OURY, Jean, APPRILL Olivier, La moindre des choses, dans Chimères. Revue des schizoanalyses, n°31, été 1997. Boulevard des

anormaux. pp. 163-170.

[8] OURY, Jean, A quelle heure passe le train ? co-écrit avec DEPUSSE Marie, éditions Calmann-Levy, 2003

[9] DIDELET, Serge, Abécédaire provisoire de la psychothérapie institutionnelle, édition Harmattan, 2021.

[10] DELION, Pierre, La constellation transférentielle, éditions érès, 2022, p.26.

[11] Ibid, p.32.

[12] Ibid, p.43.

[13] DELION, Pierre, Oury, donc, édition érès, 2022, pp.143-146.

[14] Ibid.

[15] DELION, Pierre, La constellation transférentielle, éditions érès, 2022, p.77.

[16] Les psychoses infantiles non autistes sont définies par défaut des troubles autistiques.

[17] Ibid, p.66.

[18] Ibid, pp.61-69.

[19] Ibid, pp.63-69.

[20] Ibid, p.78.

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