La vérité n’est pas à découvrir, mais à mettre à sa place !
La psychanalyse a longtemps été perçue comme une quête de la vérité inconsciente, comme si celle-ci était un trésor enfoui à déterrer. Cette conception herméneutique, qui fait de l’analyste un archéologue du sens, méconnaît pourtant l’évolution qu’a connu la notion de vérité. « L’inconscient ça ne découvre rien, puisqu’il n’y a rien à découvrir, dans le réel parce qu’il y a un trou. […] pour voir où est le trou, il faut voir le bord du réel1 ». En quoi, précisément, la visée de la cure n’est-elle pas tant de découvrir la vérité, que de la mettre à sa place ? Nous examinerons d’abord cette « place » de la vérité, puis l’opération interprétative, pour enfin saisir ses effets cliniques.
Quelle place pour la vérité en psychanalyse ?
Quelle est la place de la vérité ? Cette place est-elle unique et préexistante ? Que signifie « mettre », et non « remettre », la vérité à sa place ?
Si Lacan, dans ses premiers séminaires, semblait encore attaché à une conception de la vérité comme dévoilement (« la lettre arrive toujours à destination »), il s’en éloigne progressivement. Il rompra alors avec la quête freudienne d’une vérité historique du trauma, pour situer la vérité comme effet de structure, inhérente au langage lui-même. La vérité devient une fonction structurelle dont la caractéristique principale est d’être nécessairement « mi-dite ». « Il est impossible de dire toute la vérité. C’est par cet impossible que la vérité tient au réel2 ». Cette impossibilité est structurelle : la vérité ne peut qu’apparaître dans les interstices du discours, dans ses coupures et ses accrocs.
« Mettre la vérité à sa place » ne signifie donc pas la repositionner à un endroit préétabli, mais opérer une transformation topologique. Dans sa théorie des quatre discours, Lacan assigne à la vérité une position précise : sous l’agent, comme ce qui est à la fois son fondement et ce qu’il recouvre. Cette position n’est pas un lieu géographique mais une fonction dans le discours. Dans le discours analytique, spécifiquement, la vérité soutient l’analyste comme semblant d’objet a, contrairement au discours universitaire où le savoir masque la vérité de sa jouissance. La cure vise à défaire la confusion entre vérité et savoir, à délier ce fantasme. L’analyste ne peut prétendre reconduire la vérité à un lieu qui lui serait propre : il s’agit plutôt d’opérer sa délocalisation, de la faire surgir comme ce qui troue le savoir.

Il y a donc un lien entre vérité et réel. Elle ne recouvre pas le réel, elle en dessine les contours, faisant bord à ce trou constitutif — comme le symptôme qui, dans sa dimension de vérité, cerne un réel impossible à dire. « Je rappelle que c’est de la logique que ce discours [psychanalytique] touche au réel à le rencontrer comme impossible3». Le réel est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, et la vérité fonctionne comme son index plutôt que comme son reflet.
C’est dans la béance entre le dire et le dit que la vérité trouve sa « place » paradoxale. « Si le dit se pose toujours en vérité, le dire ne s’y couple que d’y ex-sister4». La vérité qui intéresse la psychanalyse n’est pas celle des énoncés, mais celle qui surgit dans l’acte d’énonciation, quand le sujet s’implique sans le savoir.
L’interprétation comme mise en place de la vérité plutôt que comme révélation
L’interprétation vise le réel et non le sens
L’interprétation analytique opère à rebours de l’herméneutique traditionnelle : elle ne vise pas à produire du sens, mais à en révéler les limites. « L’interprétation vise un sens blanc, c’est-à-dire le point de faille du sens, indexant le réel du dire (l’impossible à dire, l’impossible du dire) et non la vérité5». L’interprétation n’est donc pas un déchiffrement mais une coupure qui fait surgir le réel.
Ce que Lacan nomme le « sens blanc » n’est pas l’absence de sens mais sa suspension, le point où il se déchire pour laisser apparaître ce qui échappe à la signification.
Exemple : Prenons le cas typique d’un obsessionnel qui, dans le transfert, cherche à comprendre méthodiquement l’origine de ses symptômes. L’interprétation ne vise pas à valider cette compréhension mais à pointer le réel de jouissance qui s’y dérobe : cette intervention décomplète son système de savoir, révélant la jouissance qui s’y loge à son insu.
« L’interprétation ne trouve plus son lieu d’exercice dans les « résonances sémantiques » du sens double de la parole pleine. Elle vise à faire sonner « autre chose que le sens »6». Cette évolution marque l’abandon progressif du modèle déchiffrant pour une pratique de la coupure et de la scansion qui fait surgir le réel comme ce qui résiste à la symbolisation. Ainsi, comme l’écrit Guérin, l’interprétation est performative : elle produit un effet sur le sujet au-delà de la simple communication d’un sens7.
L’objet a comme opérateur de la mise en place
« L’analyste incarne l’objet a, et fait résonner, dans le cadre du transfert, l’objet cause du désir autour duquel se boucle la demande du sujet8». Cette incarnation subvertit le modèle classique où l’analyste serait le détenteur d’un savoir à transmettre. Lacan, dans sa topologie, formalise ce positionnement par une opération sur la structure elle-même. Le désir de l’analyste ne consiste pas à combler une demande mais à isoler la fonction de l’objet a. Ce désir ramène sans cesse l’analysant à ses demandes originelles, vers leurs sources pulsionnelles. « L’objet a à choir du trou de la bande, s’en projette après coup dans […] le trou central du tore9». Le transfert n’est donc pas un lieu où se révélerait une vérité préexistante, mais l’espace d’une mise en place structurelle où se réarticule le rapport du sujet au manque.
La dévalorisation du sens au profit du réel
« La jouissance […] n’est jamais pure. Le réel qui la fonde est toujours déduit du symbolique et de l’imaginaire. Elle est en conséquence nécessairement dévalorisée dans la mesure où la psychanalyse recourt au sens pour la résoudre10». Cette dévalorisation marque un renversement dans la cure : non plus produire du sens mais l’affaiblir dans sa capacité à voiler le réel. Le symptôme, initialement investi d’une jouissance spécifique, perd progressivement sa charge libidinale par l’opération analytique. « La psychanalyse orientée vers le réel ne s’en tient pas à la croyance, mais vise plutôt le point d’incroyance qui réveille du sommeil de la vérité du fantasme11». La vérité est ainsi mise à sa place quand, délestée de sa surcharge de jouissance, elle peut faire bord au réel sans prétendre le recouvrir. Contrairement aux thérapies qui cherchent à renforcer le sens, l’analyse travaille à en faire apparaître la contingence.
Mettre la vérité à sa place n’est donc pas lui assigner un lieu, mais plutôt désamorcer sa prétention à dire tout du réel.
Les effets cliniques et éthiques de cette conception de la vérité
De la religion inhérente au symptôme à l’athéisme véritable
Cette conception transformée de la vérité reconfigure l’horizon éthique de la cure et ses effets cliniques. Si l’entrée en analyse s’appuie sur la croyance en un sujet supposé savoir, son parcours aboutit paradoxalement à sa destitution. La psychanalyse vise « une sortie de la religion inhérente à l’inconscient et au transfert12». L’analyste n’est pas le prêtre d’une nouvelle vérité, mais celui qui accompagne le sujet dans sa confrontation au réel que recouvrait cette croyance, c’est-à-dire à ce point d’impossible que tout savoir vient border. « L’athéisme véritable [est] celui qui résulte de la mise en question du sujet supposé savoir13». Cet athéisme n’est pas simple rejet de la croyance, mais affrontement du réel comme impossibilité structurelle qui troue tout savoir. Le symptôme peut alors se délester de sa dimension religieuse sans pour autant disparaître : il se révèle comme une tentative singulière de nouer l’impossible, désormais assumée sans appel au sens.
La traversée du fantasme comme repositionnement
Ce désistement du sujet face à la croyance culmine dans la traversée du fantasme, moment où le sujet cesse de prendre sa mise en scène de jouissance pour une vérité sur lui-même. Le fantasme, comme fenêtre sur le réel, n’est pas remplacé par une construction plus vraie, mais reconnu dans sa fonction structurante. « La structure de fiction du sujet supposé savoir, une fois révélée, […] confronte le sujet à l’objet qui le cause et le divise14 ». Cette traversée dévoile ce que le fantasme masquait : l’impossible inscription du rapport sexuel, ce réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. La vérité n’apparaît plus comme ce que le sujet cherchait, mais comme l’index du trou autour duquel son désir s’articule.
Le parêtre comme nouvel horizon de la fin d’analyse
L’horizon de cette opération se cristallise dans ce que Lacan nomme le parêtre, dimension qui émerge quand le sujet parvient à habiter autrement son rapport au langage. « Le dit premier, idéalement de prime-saut de l’analysant, n’a ses effets de structure qu’à ce que « parsoit » le dire, autrement dit que l’interprétation fasse parêtre15». Ce parêtre n’est ni vérité dernière ni identité stabilisée, mais modalité d’existence en bordure du langage, là où le dire s’efface sur ce qu’il ne peut dire. Cette position permettrait au sujet de supporter l’inconsistance de l’Autre sans y substituer de nouvelles constructions imaginaires. La vérité, mise à sa place, cesse d’être un idéal à atteindre pour devenir ce qui, en bordant le réel, permet d’y inscrire un désir épuré de sa charge fantasmatique.
Pour conclure
La vérité ne s’y découvre pas comme un sens caché, mais se borde au réel comme un silence nécessaire. Le sujet ne devient pas détenteur d’un savoir plus complet, mais apprend une manière neuve d’habiter sa faille, d’écouter ce qui ne se dit pas. La visée de la cure se déplace : non plus lever le voile, mais supporter l’inconsistance de l’Autre et s’inventer un désir, libre des mirages qui jusque-là lui tenaient lieu de vérité.
Pour aller plus loin :
GUÉRIN, Nicolas, 2019. Logique et poétique de l’interpétration psychanalytique. Essai sur le sens blanc. Erès, ISBN 978-2-7492-6262-8. Disponible à : <URL : https://shs.cairn.info/logique-et-poetique-de-l-interpetration-psychanaly–9782749262628 >.
LACAN, Jacques, 1973. L’étourdit. Scilicet [en ligne]. 1973. N° 4. Disponible à l’adresse : https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1972-07-14.pdf
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- GUÉRIN, Nicolas, citant Lacan dans Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique, p. 101. ↩︎
- VICTORIA, Bernard, Le langage, le sujet et la cure, p.7. ↩︎
- LACAN, Jacques, « L’étourdit ». Scilicet, p.1 : http://staferla.free.fr/Lacan/L’etourdit.pdf ↩︎
- Ibidem, p.10. ↩︎
- VICTORIA, Bernard, Le langage, le sujet et la cure, p.12. ↩︎
- GUÉRIN, Nicolas, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique, p.101. ↩︎
- Ibidem, p.149. ↩︎
- VICTORIA, Bernard, Le langage, le sujet et la cure, p.10. ↩︎
- LACAN, Jacques, « L’étourdit ». Scilicet, p.26 : http://staferla.free.fr/Lacan/L’etourdit.pdf ↩︎
- GUÉRIN, Nicolas, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique. p.243. ↩︎
- VICTORIA, Bernard, Le langage, le sujet et la cure, p.6. ↩︎
- GUÉRIN, Nicolas, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique. p.12. ↩︎
- Ibidem, p.103. ↩︎
- Ibid. p.99. ↩︎
- LACAN, Jacques, « L’étourdit ». Scilicet, p.27 : http://staferla.free.fr/Lacan/L’etourdit.pdf ↩︎